Retour du Plan ?


Se plaindre de la disparition du commissariat général au plan et souhaiter le retour à la planification d?antan est une rengaine de la vie politique. Cette rengaine relève pour une part du mythe, de la croyance qu?un nouveau « Plan Monnet » est possible. Or le temps du dirigisme, de la fermeture des frontières, de l?inflation suivie de dévaluations, des parités fixes, des acteurs sociaux peu nombreux est aussi révolu que le temps de la marine à voile. Lui a succédé le temps des marchés, de la mondialisation, de l?euro et de l?intégration européenne. Lorsqu?en 2OO5, Dominique de Villepin supprime le Commissariat général au Plan, celui-ci était fort malade et le dernier plan, le dixième, remontait à 1989.

La rengaine fut bruyamment fredonnée à gauche. La « déplanification » était dénoncée dès les années 5O, par exemple par Pierre Mendès-France. Dans les années 70, la CFDT, en particulier, prônait la « planification démocratique ». Avant le congrès de Metz, Laurent Fabius opposait le Plan à Michel Rocard défenseur du Marché. En 1981, le zèle planificateur disparut. Michel Rocard, que le Président voulait marginaliser, était nommé Ministre du Plan. La planification continua de décliner : il y eut un « plan intérimaire » bâclé en quelques mois sans portée pratique, une loi sur la planification inapplicable et inappliquée et un succès : les contrats de plan Etat- Régions. Les notions de plan et de prospective se développèrent dans un certain nombre de régions.
De nouveau au pouvoir, en 1988, la gauche tenta une relance en s?orientant vers la « planification stratégique » avec le X ème Plan. Ce n?était qu?une ébauche car le temps manqua pour le fonder sur une réflexion prospective, lui associer des programmes d?action et mener une concertation approfondie. Mais surtout, les ministres du gouvernement Rocard, accaparés par leur fonds de commerce et des préoccupations immédiates, n?avaient que faire de stratégie et de moyen terme.

Avec la suppression du commissariat général du plan, la préoccupation du long terme ne disparut pas complètement du champ politique. Elle s?exprima de façon sectorielle : défense (livres blancs) recherche et éducation, retraites, territoires, infrastructures, énergie, travaux des conseils d?analyse économique et stratégique mais sans coordination ni horizon unique.
  • Le besoin de travaux à moyen/long terme redevient plus sensible ces dernières années. Une inquiétude se manifeste sur la soutenabilité à long terme des régimes sociaux. La transition vers une économie de développement durable implique des changements profonds couvrant de nombreux aspects de l?action publique ; énergie et infrastructures, industrie et agriculture, villes et territoires. Ils exigent du temps, des perspectives longues et des stratégies. Il en est de même au niveau des régions et des villes qui multiplient les travaux de prospective et les esquisses de stratégies. A l?échelle nationale, cette sensibilité nouvelle s?est traduite par la création d?une délégation à la prospective au Sénat, rejoint il y a deux ans par le Conseil économique social et environnemental (mais pas par l?Assemblée Nationale)

La situation est variable à l?étranger. Certes, beaucoup de pays européens n?ont pas ou ont supprimé les organismes spécialisés dans le moyen ou le long terme, pas tous (Pays Bas) Un mouvement contraire s?esquisse, notamment à Bruxelles. Mais c?est surtout en Asie (Chine, Corée du Sud) que la planification stratégique est pratiquée le plus avec succès, combinant volontarisme et pragmatisme.

Une initiative de Jean Marc Ayrault : un nouveau commissariat

Lors de la conférence sociale de juillet, le nouveau Premier Ministre indique son intention de « créer un lieu de ?réflexion prospective et d?expertise sur les politiques publiques ouvert à l?ensemble des acteurs sociaux » Certes, la formulation est prudente ; il ne s?agit pas de revenir à la planification mais de « fonder les choix politiques du gouvernement sur une réflexion prospective approfondie »  Le14 septembre, le premier ministre précise ses intentions ; cette « instance se substituera notamment au Centre d?analyse stratégique » et il demande à Yannick Moreau, présidente de section au conseil d?état, qui s?imposa à la tête du conseil d?orientation des retraites, entourée de cinq experts éminents ( 1) de lui faire des propositions pour que « ce lieu de réflexion, de diagnostic et de dialogue soit effectivement en prise sur les processus de décision.
Le premier décembre, Yannick Moreau remet au premier ministre son rapport intitulé « Pour un commissariat général à la stratégie et à la prospective » publié à la Documentation Française. Louons la productivité de ce groupe de travail : selon un errement habituel, un délai beaucoup trop court pour une réflexion approfondie, six semaines, lui avait été accordé. Le délai fut tenu, les consultations nombreuses (une centaine) et les trente propositions, presque toujours précises, sont empreintes d?un pragmatisme ce bon aloi.
Ainsi, le Commissaire dépendra directement du Premier Ministre sans intermédiaire ministériel, des suppressions d?organismes (conseil d?analyse de la société, comité de pilotage des régimes de retraite?ou des regroupements ( Hauts conseils du financement de la protection sociale ou pour l?avenir de l?assurance maladie, Conférence nationale de l?industrie) sont proposés, le nouveau conseil jouera le rôle de tête de réseau pour le COR (retraites) le COE(emploi) le CAE ( analyse économique) le CEPII ( prospectives internationales) Les méthodes de concertation seront renouvelées en exploitant les possibilités d?Internet (l?ensemble des documents nourrissant le travail des commissions sera mis à la disposition du public) la publicité sera la règle. Le Commissariat disposera des moyens actuels du CAS (conseil d?analyse stratégique)
Certes, l?on peut s?interroger sur les suites concrètes : les suppressions, regroupements, intégrations prévues auront-elles lieu ? Le fonctionnement en réseau ne sera t?il pas une fiction ? Les économistes publics de qualité seront au CAE, au CEPII et à l?INSEE (de plus en plus tournés vers des recherches théoriques publiables dans les revues internationales) et non au Commissariat. Et surtout, le dualisme dans les études prospectives entre la DATAR et le Commissariat risque de perdurer. Y Moreau envisage avec prudence un regroupement ?alors qu?un autre expert a été chargé par le même premier ministre de réfléchir à la « création d?un commissariat général à l?égalité des territoires » Si deux commissariats sont créés, les deux présidents s?ignoreront ou se feront la guerre, comme ce fut le cas dans le passé et la prospective publique restera éclatée.
Néanmoins, la question principale est autre, elle porte sur l?association entre prospective et stratégie.

L?impasse sur la planification stratégique

Certes une bonne stratégie se fonde sur des études prospectives ; on l?a vu, par exemple, lors du Rapport Charpin sur les retraites. Et une prospective peut être la première phase dans l?élaboration d?une stratégie, aboutissant à des diagnostics partagés et à des objectifs.
Cela dit, les approches sont substantiellement différentes. La prospective exige de l?imagination, voire de l?insolence et exclut la censure. Les modèles et les projections sont utilisables, notamment pour tester la cohérence, mais elles ne doivent pas l?emporter sur la détection et les scénarios. Les stratégies, elles, se situent dans l?univers des possibles et souvent de la quantification, elles doivent être opérationnelles et ont un aspect politique, puisqu?il s?agit de convaincre et les partenaires sociaux et les décideurs.
Le risque de travaux abâtardis est réel. Le rapport lui ? même est flou sur cette question centrale. La prospective aidera le gouvernement à « anticiper et à situer un évènement économique ou social dans une trajectoire, une temporalité et une histoire » et les principales méthodes sont énumérées. Les études stratégiques auront une « visée plus immédiatement opérationnelle » Les exemples donnés montrent qu?il s?agit plus d?études menées dans la concertation que de stratégies publiques : études générales (« renforcer la France dans la mondialisation » « repenser le modèle productif dans la troisième révolution industrielle « restaurer la confiance pour retisser le lien social) ou sectorielles (agro-alimentaire ou sectoriel).
Ce flou a pour origine le refus de la planification stratégique. Le mot « planification » ne se trouve ni dans la lettre du premier ministre ni dans le rapport. Il fait peur. Cela est compréhensible pour la « planification quinquennale » qui renvoie plus ou moins au Gosplan de Joseph Staline, étant rappelé que la durée de cinq ans est rarement pertinente (pour les finances publiques, l?on raisonne plutôt à trois ans et pour beaucoup de phénomènes économiques la durée de cinq ans est trop courte) La durée de cinq ans correspond de plus à une législature et les gouvernements craignent d?être jugés sur la non réalisation d?objectifs du plan. Pour Jacques Chirac, « le plan était une machine à se faire donner des coups de pieds dans le c? »
  • Cela l?est moins pour la planification stratégique mise en ?uvre par de grandes sociétés internationales et de nombreuses collectivités publiques (villes, régions, états) et esquissée par le CGP dans les années 90. La planification stratégique, d?une durée variable, se structure autour de cinq phases étroitement liées : analyse des forces et faiblesses (qui inclut des travaux de prospective et des débats) fixation d?objectifs majeurs, explicitation des moyens mis en ?uvre (programmes d?action, réformes) évaluation régulière du processus (pertinence des objectifs et des moyens, résultats obtenus). C?est un exercice ambitieux mais souple.

Pour accompagner la transition de l?économie française dans les changements qui l?attendent, le besoin évident est celui d?une planification stratégique axée sur le développement durable, qui remet en cause la plupart de nos politiques : énergie, infrastructures, secteur productif, logement, villes et territoire, transferts sociaux. Cette transition, urgente et longue, doit être conçue pour une part en cohérence avec l?Europe, notamment autour du prix de la tonne de carbone, qu?il résulte d?une taxation adéquate ou d?un marché régulé des droits. Il est à relever que le mot Europe est absent du rapport. Le développement durable est par excellence un thème horizontal qui se décline sous des aspects multiples.
Certes le thème de la « transition écologique » est un des cinq exemples mentionnés dans le rapport. Mais il est lié uniquement au changement climatique (quid de l?épuisement des ressources naturelles et de la biodiversité ?) La notion de développement durable n?apparait pas. D?ailleurs, l?existence de l?actuel « commissariat au développement durable » lui aussi interministériel n?est même pas mentionnée ; il va donc subsister. Où est la simplification annoncée ? Un organisme s?occuperait de l?environnement, l?autre de développement durable?
C?est autour du développement durable qu?est conçue et mise en ?uvre la planification stratégique chinoise. C?est un « commissariat au développement durable » dans le cadre d?une planification stratégique qui est nécessaire, alors qu?il faut pour une large part refonder notre économie et nos modes de vie. Ce commissariat devrait rester sélectif : une fois dessinée une vision du futur et de la France dans le monde, qui devra être partagée, une fois fixée les enjeux et les échéances, il proposerait de façon sélective des stratégies autour de quelques problèmes clés.

Faute d?avoir franchi ce pas, le commissariat risque de se diluer dans des études hétérogènes d?un intérêt inégal déconnectées du processus de décision. Le groupe de travail semble en avoir conscience dans la mesure où il cherche à multiplier les « branchements à la décision publique » comme la participation du commissariat ou du commissaire à des réunions interministérielles ou de ministres, aux comités de pilotage des évaluations de politiques publiques partenariales (mais pas dans les institutions consultatives de l?aménagement du territoire) Mais la figuration dans des instances même élevées est plus source de perte de temps que d?efficacité.
  • Un autre sujet stratégique eut été la réforme de l?Etat dans une perspective longue, c'est-à-dire la redéfinition des missions, fonction par fonction, qui doivent relever de la puissance publique, ce qui implique des additions et des soustractions par rapport à la situation actuelle ainsi que des débats approfondis avec les acteurs économiques et sociaux. Ce thème n?est pas mentionné.

Deux autres obstacles

Restent deux autres obstacles.
Le premier est mentionné dans le rapport, c?est la personnalité du nouveau commissaire. Il faut un scientifique reconnu par ses pairs qui puisse exercer une magistrature d?influence et se faire reconnaitre comme une « tête de réseau » par des organismes jaloux de leur indépendance. Il faut une personnalité qui ait eu une expérience du secteur productif et qui soit reconnu par les patrons comme par les syndicats et la société civile. Il faut un homme indépendant capable d?exprimer son point de vue sans polémiquer et de déplaire sans s?immiscer dans les querelles partisanes, qui n?ait plus rien à attendre du gouvernement et qui dispose du temps. Il faut un homme d?action qui clarifie les missions et dès les premiers travaux donne une visibilité à l?institution. Il lui faut convaincre et le démarrage sera essentiel.
  • L?on peut penser à un nouveau Pierre Massé. Un tel homme existe-t-il sur le marché ? Je ne sais. Le gouvernement ne donnera t?il pas sa préférence à un haut fonctionnaire loyal et discret qui ne fasse pas d?ombre aux hommes politiques. Je m?interroge.

Le second obstacle ne serait il pas François Hollande ? L?initiative du Premier Ministre n?a de sens que si au sommet de l?état existe la conviction que l?on gouverne mieux à partir d?une vision à long terme expliquée à l?opinion, de diagnostics sur des problèmes complexes, et de l?annonce des changements à venir. Le président de la République ne semble pas partager cette conviction ; ces changements sont si considérables que leur présentation susciterait des blocages, le rééquilibrage du monde est d?une telle ampleur que sa description accroîtrait les peurs. Une planification, quelle qu?en soit la forme est un traumatisme supplémentaire ou comme eut dit Giscard « un mauvais moment à passer » Mieux vaut avancer à petits pas sans annoncer le pas suivant. Ce serait la meilleure manière de faire évoluer le pays et le peuple de gauche.

Si ce point de vue est bien celui de notre président, alors le groupe de travail a eu raison d?être prudent et modeste. Contentons nous d?améliorer et d?ouvrir le CAS, le conseil d?analyse stratégique (certaines de ses études sont d?ailleurs de qualité) et mettons de l?ordre dans la prospective publique.

(1) Marion Guillou, Philippe Aghion, Henri Rouilleault, Pierre Rosanvallon et Louis Schweitzer


Pierre- Yves Cossé
Décembre 2012